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0 | « Sans importances » Biographies de pauvres La vie des pauvres laisse souvent peu de traces. Ils ne possèdent pas grand-chose, ce qu’ils font est « sans importance » et ils ont rarement le temps d’écrire sur ce qu’ils vivent. Dans les musées, on apprend peu sur eux et sur leurs vies. Les récits de vie que nous montrons dans cette salle sont basées sur les témoignages de gens ordinaires. Ils ont leurs destins particuliers – et pourtant ces histoires sont représentatives. Et même si la Suisse est aujourd’hui un pays riche, la pauvreté et la détresse y sont encore présentes. |
1 | Sans patrie Vivre aux marges de la société Tous les Suisses et toutes les Suissesses ont un lieu d’origine. Ce qui est aujourd’hui un vestige sans importance était jadis relié à des droits existentiels : le droit d’établissement, de mariage ou d’être aidé en cas de pauvreté. Ces droits pouvaient se perdre en cas d’absence prolongée, de mariage avec une personne d’une autre confession ou de condamnation pénale. Les Sinti et les Jenisch, considérés comme des « tsiganes », étaient également sans patrie. De plus, l’absence de lieu d’origine se transmettait des parents aux enfants. Nulle part tolérés longtemps, ils gagnaient leur vie comme colporteurs ou étaient poussés à la petite délinquance. Beaucoup d’entre eux finissaient en prison ou dans des instituts de travail forcé, afin d’y être « remis sur la bonne voie ». La Loi fédérale sur l’heimatlosat de 1850 donna enfin une patrie à 30 000 personnes – souvent contre la volonté de leurs communes. Mais les personnes sans papiers valides existent encore aujourd’hui. Ils vivent dans la peur constante et pratiquement sans protection juridique. |
2 | Moins important Albert Minder, poète et peintre, 1879-1965 La famille Minder, membre de la communauté Jenisch, a voyagé a travers le pays pendant des générations, « vagabonds » sans droit de résidence et vivant de la réparation de paniers et de vaisselle. En 1861, la famille reçoit le droit de cité à Limpach – contre la volonté de la commune. Nous connaissons l’histoire de la famille grâce à Albert Minder. Bon élève, Albert veut devenir instituteur, mais il doit quitter le séminaire pédagogique de Hofwil parce qu’il n’a pas assez d’argent pour les manuels. Il n’a pas non plus d’argent pour financer son apprentissage, et ne suit donc qu’une formation élémentaire de peintre à Moutier. Il commence ensuite à travailler comme peintre-décorateur à l’usine de machines Aebi à Berthoud. Jeune homme, Albert Minder réussit finalement à faire l’école d’arts appliqués de Bâle. Il retourne ensuite chez Aebi, où il restera 40 ans. Il s’engage politiquement, écrit, voyage et photographie pendant son temps libre. |
3 | Recherches généalogiques Albert Minder déchiffre les secrets de sa famille comme un détective : son père a honte de ses origines, car il provient d’une famille de vanniers itinérants. Les sédentaires ne toléraient les gens de voyage que temporairement, et les tenaient à l’écart. Le père ne parle alors que rarement de son passé. Les grands-parents, qui vivent par moments dans le ménage des parents, sont plus bavards. Mais c’est seulement après la mort de ses parents qu’Albert pourra fouiller dans les archives de la famille et découvrir sa propre histoire, qu’il racontera dans deux livres : Le fils des heimatlos et La chronique des vanniers. |
4 | Albert Minder, Der Sohn der Heimatlosen. Eine Lebensgeschichte in Gedanken und Gedichten, Berthoud, édition à compte d’auteur, 1925. |
5 | Vannier un jour, vannier toujours Le peu de choses qu’Albert hérite de ses grands-parents, il y tient comme à la prunelle de ses yeux : par exemple une perceuse pour carrelage « mue par un système de corde antédiluvien », comme il l’écrit. Avec cet outil, ses grands-parents perçaient des trous dans la vaisselle en céramique pour en rassembler les morceaux à l’aide de fil métallique. La perceuse rappelle à Albert que ses ancêtres vivaient de la réparation de vaisselle et de la vente de paniers qu’ils fabriquaient eux-mêmes. Ils voyageaient de village en village avec leur chariot. Combien de fois n’ont-ils pas dormi sur des sacs sous le chariot ! Les meilleurs endroits où camper se trouvaient près des bornes : si le gendarme d’une commune voulait chasser les colporteurs, ils n’avaient qu’à passer de l’autre côté de la frontière communale. |
6 | Perceuse à cordon pour carrelage, âge inconnu |
7 | Calendrier « Der hinkende Bote » de 1889. Enfant, Albert Minder doit faire du porte à porte pour vendre ce calendrier populaire et gagner quelques sous de plus pour la famille. |
8 | « La misère des ouvriers de l’usine de cigares ». Poème d’Albert Minder dans le journal ouvrier « Grütlianer », 1905. Les parents d’Albert Minder travaillèrent dans une usine de cigares. |
9 | Photo de famille avec la mère Maria, le père Jakob et les frères Albert et Ernst Minder. |
10 | Lecture d’extraits de textes d’Albert Minder. Radio DRS 1, 9 mai 1976, 7 min. 10 sec. |
11 | Albert Minder à l’atelier mécanique Aebi de Berthoud, vers 1940. |
12 | Pour un monde meilleur Albert Minder peint et écrit de la poésie, mais il ne se limite pas aux beautés spirituelles : il veut rendre le monde meilleur. En 1899, il rejoint la Société suisse du Grutli, qui sera absorbée peu de temps après par le Parti socialiste, et y laisse des traces : il fonde une bibliothèque ouvrière, deux chorales ouvrières et un cercle d’éducation ouvrière. La société ouvrière de gymnastique et les Faucons rouges, une sorte de scoutisme socialiste, comptent aussi Albert Minder parmi leur fondateurs. Minder cherche également à occuper une fonction politique officielle : en 1913, il est candidat malheureux à la Municipalité de Berthoud. Dans les années 1926/27, il fait brièvement partie de l’assemblée législative de la commune. Depuis 1931 et pour six ans, Albert Minder, qui ne pouvait pas devenir instituteur, représente Berthoud dans la commission de l’enseignement secondaire. |
13 | Annonce électorale de la Société du Grutli de Berthoud et annonce des résultats de l’élection au conseil communal de 1913. Albert Minder perd au deuxième tour. |
14 | Albert Minder : « Sortie de l’usine », « Musicien itinérant à la sortie de l’usine » ou « Le soir d’avant le 1er mai ». Minder s’est peint lui-même sur ce tableau de 1907 (à droite, avec une pipe – même s’il ne fumait pas). |
15 | Portrait d’Albert Minder à 35 ans. Atelier photographique Bechstein, Berthoud, 1914. |
17 | La maison d’Alter Markt 6 à Berthoud. Albert Minder y vivait avec son frère et la famille de ce dernier. |
18 | La maison de poète Albert Minder doit patienter longtemps avant de pouvoir habiter sa propre maison : pendant toute sa vie active, il vit chez son frère, dans la maison d’Alter Markt 6 à Berthoud. C’est seulement à sa retraite, en 1948, qu’il peut louer à la Bourgeoisie de Berthoud pour cent francs par année un terrain non loin de Berthoud et y faire construire une baraque en bois : sa « maison de poète ». Il décore les murs extérieurs et intérieurs de ses propres poèmes, et crée un mur coloré de pierres trouvées dans la rivière Emme tout autour de la maison. Il écrit sur les pierres ou y dessine des têtes de dragon. Jusqu’à un âge avancé, Albert Minder habite dans sa maison de poète. C’est là qu’il parle avec ses amis de tout et de rien. |
19 | Albert Minder devant sa « maison de poète » à Berthoud, 1951. |
20 | Cartes postales des voyages d’Albert Minder. |
21 | Albert Minder avec Martin Schwander, plus tard journaliste, écrivain et politicien local du Parti du Travail, env. 1963. |
22 | Amateur de livres Il y a 1344 livres dans la petite maison d’Albert Minder ; il ne reste pas beaucoup d’espace pour autre chose. Les livres sont ses amis. Il décore tendrement un bon nombre d’entre eux, et les consigne tous dans son « Catalogue de la bibliothèque d’Albert Minder » : il aime avoir cette vue d’ensemble des livres qu’il possède. Dans son testament, il précise que sa collection doit être vendue à la bibliothèque de Berthoud. Mais celle-ci n’est pas intéressée et la collection se dissipe : des amis emportent certains livres, son neveu Werner Minder garde le journal intime, et le reste est donné à un bouquiniste. |
23 | Livres de la bibliothèque privée d’Albert Minder. Dans le journal satirique ouvrier Der Neue Postillon, Albert Minder publie de nombreux textes en utilisant un pseudonyme. |
24 | L’homme Albärt Minder de Berthoud Le monde de Minder se rétrécit avec l’âge, même si de nombreux amis viennent le trouver dans sa petite maison : l’écrivain Sergius Golowin, le journaliste Martin Schwander, le musicien Baschi Bangerter, l’inventeur de jeux Urs Hostettler – tous en décalage par rapport à la société et engagés pour la cause des gens du voyage. De nombreux adolescents de Berthoud rendent également visite au vieux poète. A l’âge de 86 ans, Albert Minder n’en peut plus : il se suicide. Quelques années après sa mort, ses amis organiseront à Berne une soirée commémorative avec musique, théâtre et images. Urs Hostettler et le groupe de folkrock Saitesprung y mettront en musique certains de ses poèmes. |
25 | Affiche de la soirée commémorative pour Minder le lundi de Pâques 1973 à Berne. |
26 | Heimatlos aujourd’hui Les sans-papiers en Suisse Ils ne sont pas enregistrés et personne ne sait combien ils sont : entre 90 000 et 250 000 personnes selon les estimations. Les sans-papiers vivent sans autorisation en Suisse. Beaucoup d’entre eux sont arrivés légalement en Suisse et y sont restés une fois que leur permis de séjour s’est terminé. Ils gagnent leur vie avec des emplois précaires : femmes de ménages, travailleurs agricoles, nounous… Les sans-papiers vivent dans la peur permanente d’être découverts. Il leur est difficile d’aller chez le médecin ou de faire valoir leurs droits devant un tribunal. Aller à l’école est un droit humain : les écoles n’ont pas le droit de signaler les enfants sans papiers. Mais les élèves sans papiers vivent dans une crainte constante et ne peuvent pas poursuivre de formation professionnelle. |
27 | Une enfance clandestine Agron S. voit le jour au Kosovo en 1997. Il est encore petit quand son père fuit en Suisse. La mère et les enfants suivront plus tard, mais la famille n’obtient pas de permis de séjour. De peur d’être découverts et renvoyés, les parents cachent longtemps leurs enfants à la maison. A l’âge de 12 ans, Agron peut enfin aller à l’école. Pour terminer sa scolarité, il reste en Suisse quand les parents déménagent en Allemagne. La consultation pour sans-papiers de Berne aide le jeune homme. Fin 2017, il obtient le statut de réfugié à titre provisoire et peut travailler légalement. Il trouve un emploi temporaire dans une entreprise de démolition. Heureux de ne pas devoir demander l’aide sociale, il espère maintenant que son patron l’emploiera à durée indéterminée. |
28 | « Cette pièce d’un centime signifie beaucoup pour moi. Il y a longtemps, une femme me l’a donné en disant ‹ Un jour tu auras plus que ça ›. A ce moment-là, je n’avais rien, rien du tout. Depuis, je porte toujours cette pièce sur moi. Et c’est vrai : aujourd’hui j’ai effectivement plus que ça. » |
29 | « Je suis fier de moi. J’ai traversé beaucoup d’épreuves, j’ai continué à vivre malgré la peur qui m’accompagnait en pemanence et j’ai été fort. J’ai assumé mes responsabilités alors que j’étais adolescent, ce qui ne va pas de soi. » |
30 | Main d’œuvre auxiliaire Valets de ferme, bonnes, travailleurs et travailleuses à la journée Même si toute la famille participait, la plupart des exploitations agricoles ont toujours eu besoin de main d’œuvre supplémentaire. Les valets et les bonnes étaient souvent eux-mêmes des enfants de paysans qui n’avaient pas hérités, n’étant pas les premiers-nés. Ils ne gagnaient pas assez pour pouvoir se marier, mais restaient toujours mieux lotis que les journaliers qui n’étaient employés qu’au jour le jour. Au XIXe siècle, l’économie rurale de l’Emmental passe de l’agriculture à la production animale. Il y a de moins en moins besoin de main d’œuvre, et la mécanisation renforce ce phénomène au cours du XXe siècle. Les usines offrent alors aux personnes de condition modeste un salaire plus élevé et de meilleures conditions de travail. Les exploitations agricoles commencèrent à recruter à l’étranger – d’abord en Italie, puis en Espagne, au Portugal ou en Yougoslavie. Aujourd’hui, la plupart des ouvriers agricoles viennent d’Europe de l’Est avec des permis de travail temporaires. |
31 | Passion Werner Haueter, valet de ferme et collectionneur, 1920-2001 Né dans une famille paysanne modeste, Werner Haueter devient valet et travaille pendant trente ans dans une ferme à Hasle, près de Berthoud. Avec le peu d’argent qu’il met de côté, il nourrit sa passion, la collection : lampes, moulins à café, objets militaires comme des épées, mousquetons, gamelles ou gourdes. A sa retraite, il décore son petit appartement à l’aide des objets collectionnés. En 1995, Haueter déménage dans un EMS et donne sa collection au Rittersaalverein : 656 objets et deux albums de photos. |
32 | Werner Haueter à 20 ans, 1940. |
33 | Besoin de muscles pour boire le café Un modeste moulin à café a-t-il sa place au musée ? Les générations plus âgées se rappellent peut-être encore de la façon dont leur grand-mère l’utilisait pour moudre le café. Aujourd’hui, on en trouve dans les magasins de seconde main ou sur internet, mais peu les utilisent encore. Werner Haueter n’utilisait pas non plus ce moulin à café, même s’il appréciait probablement le café frais: longtemps considéré comme un produit de luxe, c’est seulement à partir des années 1950 que la majorité de la population a pu se l’offrir au quotidien. Petit à petit, les moulins électriques puis les machines à café ont remplacé les moulins mécaniques. Qui sait, les moulins manuels retrouveront peut-être bientôt le chemin des cuisines, comme ils n’utilisent pas d’électricité. Dans tous les cas, le Château de Berthoud est paré, grâce à la collection de Haueter ! |
34 | Collection Haueter : moulin à café en bois d’hêtre, âge inconnu. |
35 | Au commencement était la lampe Werner Haueter est séduit par les objets ordinaires : quand le valet part à l’étable au petit matin, une lampe à pétrole l’accompagne. Cette lanterne sera le premier objet de sa collection. Il la trouve en 1936 dans une décharge en Thurgovie, et elle déclenche sa collectionnite. Comment un valet devient-il collectionneur ? A la fin de sa carrière de valet, Haueter gagne 160 francs en été, 140 en hiver. Il doit véritablement se saigner aux quatre veines pour payer sa collection. Pendant 60 ans, il marchande avec les commerçants et dans les magasins de seconde main. Avant de déménager en EMS à l’âge de 75 ans, Werner Haueter monte en clopinant avec ses béquilles sur la colline du château. Il donne sa collection au musée, en faisant le souhait qu’elle soit exposée « dans la mesure du possible ». Mais pour montrer l’entier des 656 objets, il faudrait une salle entière. |
36 | Collection Haueter : lampe à pétrole, âge inconnu. |
37 | Collection Haueter : assiette avec vue du Château de Berthoud, 1939. Producteur : DESA Steffisburg. |
38 | Collection Haueter : radio UWK Star, vers 1960. Producteur : Kapsch & Söhne. |
39 | Collection Haueter : harmonica Echophone, années 1930, avec dépliants du producteur Hohner. |
40 | Collection Haueter : bouteille à fermeture mécanique, âge inconnu. |
41 | Collection Haueter : binoscope (lunettes en plastique avec verres verts), âge inconnu. |
42 | Collection Haueter : appareil photo Brownie No. 2, vers 1930. Producteur : Kodak. |
43 | Collection Haueter : épieu pour la chasse au sanglier, âge inconnu. |
44 | Werner Haueter dans son appartement de retraité à Hasle, au milieu de ses objets de collection, année inconnue. Ce n’est qu’à la retraite qu’il peut se payer un appartement, après avoir vécu toute sa vie à la ferme. |
45 | Werner Haueter joue de l’harmonica et autres enregistrements, enregistré sur ruban, vers 1960. 12 min. 20 sec. |
46 | Werner Haueter prend des photos. Photo d’un album de photo de Haueter, année inconnue. |
47 | Dur labeur, bas salaire Le travail agricole au XXIe siècle Les exploitations agricoles suisses ont aujourd’hui encore besoin de main d’œuvre bon marché. Ils ont besoin de personnel supplémentaire pour la récolte, qu’ils peuvent renvoyer à la maison entre les saisons. Aujourd’hui, les ouvriers agricoles viennent surtout des pays de l’Est et du Sud de l’UE. Ils travaillent beaucoup et durement pour peu d’argent : des journées de dix heures, des semaines de cinq jours et demi, un salaire brut de 4250 francs dont sont encore déduit le gîte et le couvert. Aucun Suisse, aucune Suissesse ne travaillerait dans ces conditions – mais pour des personnes venues de pays où les salaires sont très bas, un emploi dans l’agriculture suisse reste attrayant. Un quart des travailleurs auxiliaires étrangers sont des femmes. |
48 | L’ouvrier agricole Deividas Buktus travaille depuis quatre ans en Suisse, dans la ferme et dans l’élevage de porcs de la famille Messer à Zauggenried. Il fait tous les travaux nécessaires : bûcheronnage, nettoyage de l’étable, nourrissage des cochons, récolte des patates… Quand il arrive de Lituanie en Suisse, il ne parle pas un mot d’allemand. La communication est encore difficile aujourd’hui, dit-il, mais la collaboration se passe bien et il apprécie travailler ici. Sa formation d’électricien lui est bien utile pour travailler dans cet élevage hautement technologique. Deividas travaille durement, mais son salaire lui permet de nourrir sa famille en Lituanie et de rentrer à la maison quatre fois par an. Au début, Deividas était saisonnier et dormait dans la même pièce que les autres saisonniers. Aujourd’hui, il a un appartement dans la ferme de la famille Messer et fait sa cuisine lui-même le soir. Sa famille a déjà pu venir le visiter en Suisse. |
49 | « Voici mon fils Kornelijus. Il a sept ans. Si j’hésite à rentrer définitivement en Lituanie, c’est à cause de lui : j’ai envie de le voir grandir. » |
50 | En attendant le mariage Les bonnes des familles bourgeoises Le père gagne l’argent, la mère reste avec les enfant : cet idéal bourgeois apparaît au XIXe siècle. On trouve alors inconvenant que les femmes bourgeoises travaillent, et ceux qui le peuvent emploient donc des domestiques. Tous les domestiques n’ont pas le même statut. Les cuisiniers et cuisinières ont un certain prestige, tandis que les bonnes sont tout en bas de la hiérarchie. Il s’agit souvent de jeunes femmes de familles paysannes qui doivent attendre avant de pouvoir se marier. Certaines restent célibataires toute leur vie – car elles n’ont pas le temps de rencontrer un homme. Les bonnes font un travail physique éprouvant : elles nettoient, portent l’eau, allument les poêles et font les courses, ce qui leur permet au moins de sortir de temps à autre de la maison et de voir du monde. |
51 | Toujours au service Elles s’affairent de cinq heures du matin à onze heures du soir, soumises sans trêve à la volonté des patrons. Elles endurent beaucoup : les humeurs de Madame, les plaintes des enfants et les assauts de Monsieur. Épuisées, c’est tard le soir qu’elles s’écroulent enfin dans leur lit, dans une mansarde froide. Elles mangent à la cuisine quand la famille est rassasiée, et cette maigre soupe est encore déduite de leur salaire. Gare à celle qui rate une tâche ! Dans le livret de travail, tout est impitoyablement noté, et sans livret impeccable, impossible de trouver un nouvel emploi. Le licenciement arrive du jour au lendemain : pas besoin de raisons, la protection juridique et les syndicats sont inexistants. Les familles craignent toujours que leurs domestiques ne trouvent un meilleur poste et les quittent. C’est pour cela que la Société économique et d’utilité publique décerne des primes pour les domestiques particulièrement fidèles. |
52 | Caricature du magazine Der Neue Postillon, 1908. |
53 | Vieille fille Sophie Fankhauser, bonne, née en 1848 Sophie Fankhauser n’est pas allée longtemps à l’école – comme la plupart des bonnes. Malgré cela, elle écrit ses mémoires à l’âge de cinquante ans. Dans une école pour bonnes, Sophie apprend pendant un an à faire la lessive, à nettoyer, à cuisiner, à coudre, à parler français et à chanter. A l’âge de 17 ans, elle entre au service d’une famille de pasteur à Berthoud, qui emploie également une cuisinière et une seconde bonne. Au début, son salaire annuel s’élève à 50 francs, plus le gîte et le couvert. A titre de comparaison, le prêtre gagne 1600 francs par an – et il est encore d’avis que Sophie ne travaille pas assez pour son argent. Malgré de fréquentes disputes, Sophie Fankhauser reste fidèle à la famille jusqu’à ce que cette dernière la licencie après 20 ans. Sophie Fankhauser n’a pas trouvé d’époux, elle est restée « vieille fille ». |
54 | Sophie Fankhauser : Mémoires d’une vieille fille de ses années d’enfance et de domesticité, Grosshöchstetten, 1897. |
55 | Extraits des Mémoires d’une vieille fille de Sophie Fankhauser, lus par Vivianne Müsli. 8 min. 32 sec. |
56 | Bête et grosse Rosmarie Buri, écrivaine à succès, 1930-1994 Rosmarie Buri a longtemps cru être bête – on le lui disait assez souvent. Pour son 50ème anniversaire, son horoscope lui annonce qu’elle est intelligente, et elle décide de le croire : elle ose enfin écrire ses mémoires. Après une enfance dans des conditions difficiles, Rosemarie Buri devient bonne chez une famille d’entrepreneurs à Berthoud à l’âge de 19 ans. Elle travaille du matin au soir, et si elle veut profiter de son congé pour sortir un dimanche après-midi, elle ne peut le faire qu’avec l’autorisation de la famille. Les insultes font partie de son quotidien. C’est grâce à l’écriture que sa vie sera finalement récompensée: le livre Bête et grosse devient un best-seller. |
57 | Autodétermination Qui s’intéresse à l’histoire de la vie d’une femme grosse, inculte, et honteuse de cela ? Personne – répondent de nombreuses maisons d’édition qui refusent de publier les mémoires de Rosmarie Buri. Après huit ans, Buri rencontre l’éditeur Walter Keller. Il publie le livre en 1990 – et fait un carton : Bête et grosse se vend à plus de 300’000 exemplaires! Rosmarie Buri suscite grand intérêt du public, et devient riche grâce à son livre. En 1993, elle publie son deuxième livre, Bouse de vache avec glaçage. Ses livres lancent une mode : dans les années 1990, de nombreux autres hommes et femmes couchent leurs mémoires sur papier – mais personne ne connaît le même succès. Les écrits de Rosmarie Buri font figure d’encouragement à l’autodétermination. |
58 | Extraits de Bête et grosse de Rosmarie Buri, lus par Rosmarie Buri. 7 min. 5 sec. |
59 | Toujours prête Être domestique aujourd’hui Les domestiques de l’époque étaient disponibles 24 heures sur 24. Aujourd’hui, les journées de travail de 24 heures sont interdites par la loi – mais la loi n’aide pas celles qui ne la connaissent pas, qui ne parlent presque pas la langue et qui sont isolées socialement. Des milliers de soignantes venues de pays pauvres de l’UE se retrouvent dans cette situation. Ces soignantes migrantes s’occupent en Suisse des personnes âgées, qui peuvent ainsi rester plus longtemps à la maison au lieu d’aller en EMS. Elles sont placées par des agences (douteuses), et travaillent à bon marché dans le contexte suisse ; en comparaison avec ce qu’elles pourraient gagner chez elles, le salaire est pourtant élevé. Le prix à payer est une vie partagée entre deux mondes. En Suisse, elles soignent leurs clients, font le ménage et sont disponibles 24 heures sur 24. Dans leur pays d’origine, elle ne voient leur famille et leurs amis souvent qu’une fois par mois, pour quelques jours. |
60 | La soignante-migrante Manyi Gillich a 52 ans quand elle arrive en Suisse pour travailler comme soignante. Dans son pays d’origine, la Hongrie, elle a dirigé pendant 35 ans un centre culturel. Elle aimait ce travail, mais le salaire ne suffisait plus quand son fils commence ses études. Aujourd’hui, Manyi Gillich gagne 135 francs par jour; le gîte et le couvert lui sont payés. Elle est disponible 24 heures sur 24 pour ses patientes et patients, et seuls les soins médicaux sont dispensés par l’organisation de soins à domicile Spitex. Manyi Gillich a déjà accompagné beaucoup de personnes jusqu’à leur mort. Entretemps, sa propre mère a besoin de soins en Hongrie. C’est son mari qui s’en occupe, pour que Manyi Gillich puisse rester en Suisse jusqu’à la retraite. Elle passe chaque année un mois en Hongrie et y retourne pour voir sa famille à peu près toutes les six semaines. Au quotidien, elle reste en contact grâce à Skype et Whatsapp. |
61 | « Avec sa clochette, la femme dont je m’occupe peut m’appeler tout le temps. Parfois elle sonne trois fois par nuit. » |
62 | « Le fait d’assister quelqu’un en permanence est très éprouvant. J’habite chez les personnes que je soigne, je fais le ménage, les courses, la cuisine, le nettoyage, la lessive… Même si j’ai parfois quelques heures sans rien à faire, il n’y a pratiquement pas de temps libre – à part les jours où quelqu’un de la famille est en visite. Je suis disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et je travaille en moyenne 14 heures par jour. » |
63 | « Au début, je suis arrivée en Suisse à travers une agence. Le salaire était très bas et l’emploi n’était pas correct. Pour ces quatre ans, je ne vais pas recevoir de rente AVS parce que les cotisations n’ont pas été payées. Je ne travaillerais plus jamais pour une agence. Les agences se préoccupent uniquement de leur profit. » |